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Retranscription de l’intervention de Michelle Perrot dans le cadre de la conférence « Invisibilisation des femmes pauvres : hier, aujourd’hui et… demain ? » organisé par le groupe Panthéon-Sorbonne ATD Quart Monde (28 avril 2020).
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Je suis heureuse de vous parler, même par écran interposé, dans un moment de crise sanitaire, crucial, un évènement historique absolument. Cette épidémie du coronavirus et très curieusement, est-ce si curieux ? on va le voir, cette épidémie d’une certaine manière fait apparaître la condition et l’action des femmes pauvres dont nous allons parler particulièrement maintenant, des femmes pauvres, des femmes de condition modeste habituellement invisibles. Ce que cette crise montre, et on en reparlera, c’est d’abord leurs conditions : ce sont des femmes souvent seules, pas toujours en famille, mais aussi avec des enfants. Il y a beaucoup de familles monoparentales et nous savons qu’à peu près 80 % des familles monoparentales sont gérées par des femmes. Et elles ont des problèmes quotidiens, y compris des problèmes de nourriture, comme le montrent les queues aux restos du cœur et dans les associations qui distribuent de la nourriture. C’est quelque chose qui a toujours existé, mais qui est amplifié considérablement par la crise actuelle.
Et puis, souvent, elles sont sujettes à plus de violence, non pas que la violence soit le lot des familles pauvres bien entendu. La violence contre les femmes est quelque chose de très répandu mais le huis-clos, les difficultés quotidiennes rendent souvent cette violence plus importante et ce sont elles qui la subissent.
Mais, à côté de ces conditions, il y a aussi l’action. Ces femmes pauvres ne sont pas seulement passives, elles sont actives, ô combien ! elles travaillent, on pourrait même dire qu’elles travaillent tout le temps.
Le travail domestique d’abord, ce travail domestique, si peu considéré et qui a pourtant permis aux sociétés de croître et de se développer, et puis le travail professionnel de ces femmes pauvres, aide à domicile tellement importante aujourd’hui avec les personnes âgées, aides-soignantes dans les hôpitaux, extrêmement importantes, caissières de supermarché, tout ça, ce ne sont pas des femmes bien riches, on peut les considérer comme des femmes pauvres. Ces femmes sont habituellement dans l’ombre. On ne les voit pas. Elles parlent mais on ne les entend pas. Elles sont invisibles dans le présent comme elles l’ont été dans l’histoire.
Et c’est de cette invisibilité dans l’histoire que je voudrais vous parler maintenant. Il faut d’abord faire une première remarque : l’invisibilité des pauvres et des femmes est un fait général et très ancien.
Les pauvres forment une masse un peu indistincte qu’on ne regarde pas beaucoup, dont on ne parle pas beaucoup. Au Moyen-Âge, on ne sait pas trop combien ils étaient, où ils étaient. Et, d’autre part, les femmes, alors là, il y a un silence particulier sur les femmes.
On parle davantage en histoire des hommes que des femmes. Il y a une différence de genre dans la visibilité dans l’histoire, sans parler des pauvres. L’histoire a d’abord été une histoire publique, où l’on parlait des hommes d’état, des guerriers, des généraux etc., etc., et la vie privée, la vie quotidienne, la vie des gens est une chose qui pendant longtemps n’a pas intéressé, si bien que les femmes pauvres se trouvent au confluent de deux invisibilités, l’invisibilité des pauvres – il a fallu beaucoup de temps avant qu’on parle vraiment des pauvres dans l’histoire maintenant il y a quand même pas mal d’études là-dessus – et l’invisibilité des femmes, et je dirais que cette invisibilité des femmes s’est progressivement dissipée. L’histoire des femmes date à peu près des années soixante-dix. Jusque-là, il n’y avait pas d’histoire des femmes, en tout cas elle n’était pas enseignée dans les universités et, par conséquent, on n’en parlait pas du tout dans les manuels scolaires, dans les écoles. Alors, quand a-t-on quand même commencé à parler un peu des femmes pauvres ? Parce que quand je vous dis qu’on n’en a pas parlé du tout, je vais faire quelques exceptions.
D’abord, c’est tout à fait curieux, dans les contes de fées on parle des femmes pauvres. Regardez la mère du Petit Poucet : cette femme si pauvre qu’elle est obligée d’abandonner ses enfants parce qu’elle ne peut pas les nourrir et le petit poucet s’en va et on connaît toute l’histoire. Le Petit Chaperon Rouge, c’est pas non plus bien riche tout ça. Autrement dit, très curieusement, dans les contes, il y a une certaine présence des femmes pauvres, voilà une chose intéressante.
Et puis il y a eu certains écrivains qui s’y sont intéressés ; quand même Les Misérables de Victor Hugo, et il est très intéressant de voir comment Victor Hugo parle des femmes dans Les Misérables, il y a des hommes et des femmes, les femmes tiennent une place très importante. Cosette, par exemple, la petite Cosette, qui est une héroïne des Misérables mais les femmes ne sont pas toutes du bon côté. Madame Thénardier, elle n’est pas forcément riche ou pauvre, elle ne joue pas un rôle très louable.
George Sand, qu’on redécouvre aujourd’hui, et notamment à travers ses romans, qu’on appelle les romans paysans. Dans ces fameux romans paysans, La petite Fadette, La mare au diable, etc., il y a beaucoup de femmes pauvres. Je relisais récemment François le Champi : dans le langage berrichon, et plus largement, ça veut dire un enfant trouvé et c’est l’histoire d’un enfant abandonné et trouvé. L’assistance publique le confie à une femme très pauvre, parce que cette femme, comme elle n’a pas beaucoup de ressources, essaye de gagner de l’argent comme elle peut, en gardant justement des enfants de l’assistance publique, et tout le roman de George Sand parle beaucoup de ces femmes pauvres et de ce petit enfant abandonné qui grandit dans le roman. Il est très intéressant de voir comment la littérature a parlé des femmes pauvres.
Il y a eu des enquêtes et il est intéressant de voir qu’une des premières enquêtes qui ont été faites sur les femmes pauvres est l’œuvre d’une femme, Julie Daubié. Julie Daubié est une femme tout à fait remarquable tout simplement parce qu’elle a été la première femme bachelière en France. Il faut bien voir que le baccalauréat était uniquement masculin jusqu’en 1924. Julie Daubié, elle, est fille d’instituteurs, qui trouvent qu’elle réussit très bien et qui la poussent à continuer. Mais comment continuer à faire des études à cette époque-là, au 19e, c’était sous le Second Empire, on ne peut pas, puisqu’il n’y a pas de baccalauréat féminin et que le baccalauréat est la seule manière de pénétrer à l’université.
Alors sans vous raconter l’histoire de Julie Daubié, elle a réussi à passer son baccalauréat. Première femme bachelière, elle a continué ses études et un des premiers livres qu’elle a écrit, elle en a écrit d’autres, mais le plus important s’appelle La femme pauvre au 19e siècle. Il est tout à fait intéressant de voir que cette femme, qui est une femme instruite et qui se bat pour l’instruction, considère que le problème des femmes pauvres est très important. Elle décrit beaucoup de choses, mais le premier des remèdes est que les femmes soient instruites. Il faut qu’elles puissent avoir un travail, pas seulement un travail à la maison, ce travail qui n’est pas payé mais un travail professionnel où elles soient reconnues Les femmes pourraient bien être institutrices. Elle parle des métiers de soins. Elle n’emploie pas ce mot mais elle dit que les femmes pourraient être infirmières. Elle parle aussi des métiers de la couture. De façon habituelle, les femmes pauvres cousaient beaucoup, elles gagnaient un petit peu d’argent en cousant, alors que c’était très mal payé. Julie Daubié affirme qu’il faudrait que ces métiers de la couture soient reconnus et infiniment mieux payés. Le livre est à la fois une description de la condition des femmes pauvres au 19e siècle en France et une revendication avec des suggestions pour que les femmes sortent de la pauvreté. C’est une demande bien modeste : instruction et travail, mais travail quand même. On ne pense pas encore à dire qu’il faudrait que les femmes soient aussi bien payées que les hommes. Il y avait un tel écart entre les salaires des hommes et des femmes à cette époque-là, c’était de l’ordre de 50 %, que Julie Daubié, même avec sa revendication, n’ose même pas dire ça. Elle dit « mieux payée » et il faut comprendre que ça sera un obstacle très fréquent.
Un deuxième exemple de la description des femmes pauvres est une grande enquête qui a été faite par l’Office du travail. Il avait été créé ce qu’on appelait un Office du travail par la Troisième République vers 1890 et cet Office du travail devait s’occuper des questions du travail. Jusque-là, il avait fait surtout des enquêtes sur les métiers ouvriers masculins, avant que des femmes demandent quelque chose sur leurs conditions et proposent une enquête sur le travail à domicile dans les années 1905-1906. Elle occupe trois volumes très volumineux de cette collection. C’est extrêmement intéressant, parce que les enquêteurs ont pénétré dans les maisons, je devrais dire les chambres en réalité, généralement ces chambres se trouvent au cinquième étage. C’est surtout une enquête dans les villes, c’est surtout là qu’il y avait cette industrie à domicile, et l’on voit apparaître des femmes, on ne les nomme pas, on ne donne pas leurs noms, mais leur âge, leur état civil, mariée, célibataire, avec le nombre d’enfants si elles en ont. Ce sont souvent des femmes séduites et abandonnées, qui élèvent seules leurs enfants et qui gagnent leur vie, misérablement il faut bien le dire, avec la couture. L’industrie à domicile s’est développée surtout à partir de 1890 avec la machine à coudre, apparue à ce moment-là vers la fin du 19e en Allemagne et en France.
En France, cela été la fameuse machine Singer, la machine américaine. Cette machine permettait aux femmes de coudre, mais avec un nombre d’heures incalculables parce que, comme beaucoup de femmes se sont mis à louer, et quand elles pouvaient à acheter, et souvent elles l’achetaient à crédit, on disait à cette époque-là par abonnement, alors, elles pédalaient, elles pédalaient, elles pédalaient toute la journée pour faire des chemises, piquer des chemises tout le temps, tout le temps et, naturellement, plus elles étaient nombreuses à le faire, plus les prix baissaient bien sûr. Cette enquête raconte aussi que toutes les semaines, elles allaient porter ces chemises piquées dans des espèces de centres commerciaux, finalement, où on les prenait et on les payait. La plupart du temps on leur disait : « Vous n’avez pas cousu exactement comme il fallait et vous n’en avez pas encore fait assez, etc., etc. » Conclusion : ces femmes travaillaient chez elles, beaucoup avec des salaires de misère, ce que les anglais d’ailleurs appelaient le sweating système c’est à dire le système de la sueur. Elles se nourrissaient très mal on dit, à la fin du 19e, qu’on appelle une côtelette de couturière un morceau de brie. Un morceau de brie avec une tasse de café au lait, voilà le repas à peu près. C’est bien ça l’exemple de la condition de ces femmes pauvres, souvent seules, veuves ou femmes avec des enfants abandonnées.
Voilà un exemple par lequel nous pouvons connaître les femmes pauvres, même très concrètement, parce que les enquêteurs racontent comment elles sont meublées, ce qu’il y a dans leur chambre : le lit, la table, la machine à coudre, les quelques casseroles qui pendent aux murs ou leurs vêtements même quelques fois... voilà des silhouettes de femmes pauvres qui nous sont données par cette très belle enquête de l’Office du travail, voulue par des femmes, ne l’oublions pas, les premières inspectrices du travail qui avaient lancé cela.
Je saute par-dessus les années, mais, dans les années beaucoup plus proches de nous, je dirais les années 1970-1980, vous voyez, on est un peu après le mouvement de 68, et il a eu pour effet d’attirer l’attention sur les marges, les périphéries comme on disait, les gens qui ne parlent pas. Il y a eu à ce moment-là tout un mouvement, historiographique pourrait-on dire, qui a voulu justement rompre le silence et donner la parole à ceux qui ne l’ont pas et, de ce point de vue-là, on a beaucoup développé l’histoire orale. Pourquoi ? Parce que ces femmes pauvres dont nous avons parlé n’écrivent pas la plupart du temps. Elles ne sont pas toujours analphabètes, mais elles ne manient quand même pas très bien l’écriture, surtout au 19e dont nous parlions bien entendu. C’est assez différent maintenant, mais faire de l’histoire orale, c’est leur tendre un magnétophone et puis leur dire : « Racontez votre vie racontez ce qui s’est passé. » Il y a eu beaucoup de militants par conviction, de sociologues, les deux la plupart du temps, qui ont développé cette histoire orale et, grâce à cela, nous avons un certain nombre d’enquêtes.
Je pense par exemple à une enquête qu’avait développée Anne Roche dans la région de Marseille sur ces femmes qui commencent à parler. Il y a une catégorie de femmes qui a particulièrement attiré l’attention, ce sont les domestiques, qui sont souvent des femmes âgées. La domesticité dans les années 70-80 disparaît, c’est-à-dire qu’il n’y a plus ce qu’on appelait autrefois les bonnes. Il y a des femmes de ménage et ce secteur est un circuit d’emplois très important pour des femmes pauvres en général, mais il y a eu quelques enquêtes sur les domestiques. Je citerai par exemple Anne Martin Fugier, c’est une historienne là, sur les bonnes au 19e siècle.
Et le livre de Geneviève Fraisse, qui s’appelle Femmes toutes mains, sur le travail domestique et son invisibilité justement, c’est tout à fait intéressant, et puis une autre en Suisse qui s’appelle Madeleine Lamouille. Elle avait été domestique en Suisse entre les années 1930 et 1950, c’est quand même relativement proche de nous, et son récit de vie, car c’est un récit de vie qu’elle fait à un jeune homme qui l’avait connue autrefois dans sa famille et qui est saisi lui aussi par le mouvement de 68 et qui dit : « Madeleine, Madeleine vous m’avez gardée quand j’étais petit, eh bien vous m’avez jamais parlé de vous, qui êtes-vous au fond, Madeleine ? », et elle raconte sa vie et c’est évidemment une vie tout à fait passionnante d’une femme qui vient d’un milieu extrêmement pauvre et qui a gagné sa vie toute son existence en étant bonne, domestique, et qui s’en est sortie un peu aussi parce qu’elle a épousé un ouvrier qualifié, un serrurier, et ce sont des gens qui ont connu une petite ascension sociale, mais en étant des gens extrêmement engagés et en luttant. Lui a fait beaucoup de syndicalisme et elle, elle a été au fond heureuse de témoigner sur son passé de femme pauvre. Une histoire a commencé et qui continue bien entendu à se faire pour les femmes.
Et il faudrait ici parler d’ATD Quart Monde, car, enfin, le père Joseph, le père Joseph Wresinski, était très conscient de l’importance de l’histoire orale et il l’a préconisée auprès de ses militants. C’est à eux d’en parler beaucoup plus qu’à moi, mais il y a des archives qui ont été réunies avec l’idée que les gens ont une histoire. Tout le monde a une histoire et il est très important de se réapproprier son histoire pour soi-même, pour la communiquer aux autres. Faire cette histoire est très important.
Justement, toute cette modeste histoire de femmes pauvres, cet effort en direction des femmes pauvres, fait réfléchir aux facteurs de la pauvreté de ces femmes invisibles. Là je rejoins tout à fait ce que dit le père Joseph Wresinski, il y a d’abord l’hérédité. On peut devenir pauvre et, dans nos sociétés où il y a des catastrophes économiques, ça arrive ô combien, et nous savons que, parmi les SDF, hommes ou femmes, il y a des gens qui sont tombés dans la pauvreté, bien sûr. Mais il y a aussi une hérédité de la pauvreté. On nait pauvre, et souvent, quand on nait pauvre, ce n’est pas facile de s’en sortir et j’ajouterais, il est d’autant plus difficile de s’en sortir qu’on est une femme. Pourquoi ? Parce que, pour les femmes, il y a cette grande inégalité entre filles et garçons. Les garçons, on va quand même les prendre un petit peu en compte, on va essayer de les instruire, les pousser à avoir un métier etc., une femme, une fille, une petite fille, une jeune fille, pas forcément. D’abord, elle est nécessaire à la maison, il faut qu’elle aide la mère. Souvent, il y a des familles nombreuses et elle est mobilisée par ce travail domestique. Finalement, les femmes ne sortent pas et l’école va devenir quelque chose de secondaire. Est-ce-que c’est bien nécessaire qu’une fille soit instruite, à quoi cela va lui servir en quelque sorte ? Il y a souvent cette difficulté. On ajoutera aussi que la violence peut s’exercer particulièrement sur les filles, parce qu’elles sont plus faibles, parce qu’elles ne sont pas en mesure de se défendre et que, par rapport aux pères, par rapport aux grands frères, elles sont souvent violentées et, par conséquent, elles connaissent à la fois une misère économique et une misère culturelle, mais aussi une misère dans leur corps.
Ajoutez à cela que les problèmes de contraception ne sont pas souvent dominés, ni évoqués dans ces familles pauvres, par conséquent une fille qui grandit, une adolescente, une jeune fille, est un petit peu abandonnée de ce point de vue-là. S’il lui arrive de se retrouver enceinte et abandonnée – et là nous retrouvons une espèce de destinée des femmes pauvres à travers tous les temps, parce que cette situation se répète dès le Moyen-Âge et au 19e siècle ô combien, et encore actuellement –, sa situation ne peut que s’aggraver.
Toutes sortes de facteurs jouent dont on ne parle pas, à la limite même, on cache çà. Il n’y a pas non plus que le destin des femmes pauvres, malgré une pauvreté socialement acceptée. Elle est même entretenue d’une certaine manière, elle est invisibilisée même parce qu’il y a là un réservoir de main d’œuvre pour toutes sortes d’occupations, de métiers qu’on n’a pas tellement l’intention de bien payer. C’est là qu’on va recruter justement ces aides à domicile, des aides-soignantes qui ont pris la succession des religieuses. Il ne faut pas oublier que, au 19e, c’étaient les religieuses qui étaient dans les hôpitaux, ce qui veut dire un travail gratuit, un travail mal payé et, du coup, ces filles pauvres qui n’ont pas trop à faire valoir de diplômes, elles se trouvent souvent dans ses métiers tellement invisibilisés. Ce phénomène est souvent aggravé par les migrations. La pauvreté n’est pas uniquement une question de migration. Il peut même y avoir des migrants qui arrivent en France s’étant battus pour y arriver, avec des qualifications supérieures souvent aux pauvres. Il ne faut pas considérer sur le même plan migrants et pauvres. La division ne se fait pas comme ça. Dans les migrations, il y a des femmes, souvent des femmes seules, et aussi des femmes avec enfants. On le voit bien sur ces bateaux, ceux avec tant de morts en Méditerranée. Ces femmes-là sont particulièrement vulnérables et viennent accroître le nombre des femmes pauvres dont nous venons parler. Il y a un immense problème de ces femmes-là, qu’elles soient d’origine française ou migrante, peu importe, elles se retrouvent là fortement dépendantes. Elles sont très dépendantes dans ce qu’elles gagnent, l’argent bien entendu pour vivre. Elles sont très dépendantes dans leur culture, parce qu’elles n’ont pas ces moyens de communication tellement importants pour lire, écrire. Souvent, elles savent, mais pas toujours suffisamment, accéder à internet pour les formalités, etc, etc. Donc faire des ateliers d’alphabétisation pour les femmes pauvres est évidemment quelque chose de très important.
Et puis il y a le problème de la santé. Le corps est là au milieu de tout cela et le corps des femmes pauvres, dont on parle si peu, qu’elles n’osent pas toujours aller consulter, ne savent même peut-être pas toujours où aller consulter. Leurs problèmes de santé sont très important, d’autant plus qu’elles sont mal nourries et qu’elles se sacrifient souvent pour les enfants.
Ceci dit, il ne faut pas non plus être totalement pessimiste. Il y a en effet beaucoup d’énergie dans ce milieu de femmes pauvres. Elles sont souvent des mères qui défendent leurs enfants bec et ongles. Elles ont une ingéniosité extraordinaire pour leur procurer à manger, leur procurer des vêtements, veiller à ce qu’ils aillent à l’école, parce que, très souvent, elles qui ont souffert de ne pas pouvoir y aller, elles ont le sentiment qu’il faut qu’ils y aillent. Et on peut d’ailleurs espérer que, pour leurs filles aussi, elles font des choses de ce genre. De ce point de vue-là, des livres récents montrent parfois des familles qui s’en sortent par les filles.
Un seul exemple : un très beau livre de Stéphane Baud qui s’appelle La France des Belloumi. Les Belloumi sont des immigrés. Ils composent une famille très nombreuse. Il y a peut-être neuf ou dix enfants et les trois aînés sont des filles. La fille aînée est absolument extraordinaire, ayant aussi la responsabilité de tous les petits qui viennent après. Elle aurait pu être complètement absorbée par cette misère, eh bien, cette fille-là, peut-être avec d’ailleurs l’aide de sa mère, a continué ses études envers et contre tout et elle a entraîné ses deux sœurs à en faire autant. Elle est devenue avocate. C’est évidemment extraordinaire qu’elle ait pu connaître une ascension sociale de cet ordre-là. Elle partait vraiment d’un milieu extrêmement défavorisé et il faut dire aussi, grâce à une espèce de solidarité familiale qui a joué, y compris de la part des hommes, car elle a ouvert une voie. Autrement dit, il y a des possibilités pour les femmes pauvres de se rendre visibles. Cette femme avocate est visible dans le livre de Stéphane Baud. Elle parle, elle raconte elle-aussi sa vie et elle n’a même plus besoin de Stéphane Baud pour parler, puisque justement elle a le beau métier d’avocate.
L’invisibilité des femmes pauvres est un fait historique et nous en avons hérité. Nous le voyons dans le passé et l’histoire nous le montre. Il faut d’abord rendre visible cette histoire, à écrire encore et toujours dans ce présent dans lequel nous sommes immergés. Je pense que les circonstances que nous vivons aujourd’hui, très ambiguës, très ambivalentes – comment allons-nous vivre demain le déconfinement ? –, nous savons en tout cas que la crise économique qui arrive va être difficile et que les familles pauvres vont certainement subir les effets de cela. Mais, enfin, il y a aussi des opportunités et, aujourd’hui, il y a l’opportunité des circonstances qui font que les femmes pauvres sont plus visibles. Elles sont plus visibles, parce que la société toute entière se rend compte qu’on ne peut pas vivre sans elles à la maison. Les femmes, pauvres ou pas d’ailleurs, mais les pauvres encore plus que les autres. C’est par elles que le foyer continue à vivre, à se procurer des aliments et à tirer son épingle du jeu. Dans les supermarchés, les caissières que nous voyons sont tellement importantes dans la vie de tous les jours et, bien entendu, les aides à domicile, qui jouent un rôle si important pour les personnes isolées, les personnes âgées, les femmes dans les Ehpad, et, bien sûr, l’armée des femmes soignantes et des aides-soignantes qui ont lutté contre la mort avec tellement d’efficacité. Je crois que l’on réalise aujourd’hui que ces femmes sont importantes. On les voit davantage, leur visibilité est beaucoup plus grande, il faut même leur donner la parole, ne pas se contenter de les décrire, mais qu’on les entende véritablement quand la crise va être terminée. Il faut le raconter, leur demander de raconter comment elles ont vécu et, ainsi, nous l’écrirons et nous écrirons avec elles, espérons-le, une page extrêmement importante de la visibilité des femmes pauvres qui doivent sortir évidemment de ce silence et de cette invisibilité.
Merci pour cette votre écoute !
Pierre Serna
Je remercie infiniment Michelle Perrot pour cette passionnante intervention, qui est partie de l’imaginaire, de la littérature, figures de la co-construction des savoirs partagés, pour évoquer ce qu’elle connaît à merveille : l’histoire sociale, qui montre souvent combien de millions de vies, si on ajoute l’ensemble des générations d’ouvrières en Angleterre, en France dans toute l’Europe puis dans le nouveau monde qui ont été brisées… pour arriver à la conclusion très belle sur l’invisibilisation des femmes aujourd’hui à l’intérieur de notre crise.
La parole est à Diane Roman pour qu’elle nous donne son point de vue de juriste
Publié le 2 décembre 2020, mis a jour le vendredi 4 novembre 2022
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