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Les déterminants des décisions de dénaturalisation

« Toutes choses égales par ailleurs »

Si l’on tente de distinguer le rôle joué par les différents critères dans la prise de décision par la Commission, on s’aperçoit que les effets des variables ne jouent pas de manière identique. Le modèle porte sur un sous-échantillon de 479 individus de l’échantillon initial sur l’ensemble de la période. En raison de la faiblesse du nombre de retraits de nationalité en première instance, j’ai choisi de modéliser les décisions de maintien dans la nationalité française, par opposition aux avis d’enquête et/ou de retraits de nationalité. Il est bien entendu que ces deux derniers cas ne sont pas interchangeables du point de vue des conséquences pour les individus. Néanmoins modéliser l’un (enquête) par opposition à l’autre (retrait) conduirait essentiellement à une opposition dans le temps puisque les retraits décidés en première instance deviennent rarissimes à partir de 1942 et sont, quasi systématiquement, consécutifs à un avis d’enquête. Il semble préférable de raisonner sur l’aménité de la Commission, lorsqu’elle décide du maintien dans la nationalité française, versus la suspicion, qu’elle se traduise par une demande d’informations complémentaires ou par un avis de retrait. Le modèle est construit à partir d’une unité par dossier de naturalisation ; les variables qualifient donc le chef de ménage et non l’ensemble des individus de la famille, ce qui correspond aux pratiques d’instruction des dossiers par la Commission de révision.

Pour un ensemble des raisons expliquées en détail dans l’ouvrage, il n’est pas possible de construire une variable stable qui permette d’objectiver le fait que tel ou tel soit, ou non, « perçu comme juif ». Ces assignations résultent d’un faisceau de critères, onomastiques, professionnels et nationaux et ne figurent, que rarement et dans les premiers mois, mentionnées comme telles dans les dossiers. La seule possibilité aurait été de reprendre la mention portée, au crayon à papier, sur les extraits des procès-verbaux des séances mais ceux-ci, par définition, ne concernent que des décisions de retraits.

Le modèle indique trois variables significativement explicatives dans leur ensemble : le lieu de naissance du chef de ménage qui parait particulièrement discriminant dans les décisions, le statut matrimonial et, enfin, la personne du rapporteur. Les autres variables explicatives peuvent être considérées comme n’ayant pas d’effet significatif, toutes choses égales par ailleurs bien qu’elles aient parfois, comme on l’a vu pour la profession ou l’heure de la séance, un effet brut important. L’examen des coefficients estimés par le modèle pour les différentes modalités des variables explicatives retenues permet de préciser comment ces variables jouent (tableau 17).

Tableau 17. Déterminants de la décision de maintien

 

coeffs

odds

signif

(Intercept)

0,83

2,28

 

Italie

Ref

 

 

AFRIQUE

-0,31

0,74

 

AMERIQUE

-0,22

0,80

 

ASIE MINEURE

-4,09

0,02

---

Belgique

0,86

2,37

 

EUROPE DU NORD

0,31

1,36

 

EUROPE DE l EST

-2,81

0,06

---

EUROPE DU SUD

0,75

2,12

 

FRANCE

1,15

3,15

+

MARIE

Ref

 

 

NON MARIE

-0,64

0,53

BERTHELEMOT

Ref

 

 

ALBUCHER

0,22

1,25

 

CHERON

0,59

1,80

 

COMBIER

0,14

1,15

 

COUPILLAUD

-1,05

0,35

 

DARRAS

0,80

2,22

 

DUMONCEAU

0,06

1,06

 

FLEURY

1,14

3,12

 

GERMAIN

-0,18

0,83

 

LEGENDRE

-0,72

0,49

 

MARTIN

-1,73

0,18

 

MOUSSARD

-2,58

0,08

PAGENEL

19,83

409432480,20

 

PAPON

-0,70

0,49

 

PARLANGE

0,45

1,57

 

POTTIER

-1,70

0,18

 

SENGENCE

0,22

1,25

 

SEYER

-17,06

0,00

 

SIRE

2,69

14,70

+++

THIRION

0,27

1,31

 

VALLEE

16,38

13020431,66

 

VAURY

-15,99

0,00

 

VIEILLEDENT

2,03

7,62

+

VOULET

-0,98

0,37

 

Les modalités des variables ayant un effet significativement significatif sont indiquées en couleur.
Le modèle, réalisé avec l’aide de Pierre Mercklé, est décrit plus en détail dans l’annexe technique.

Tout d’abord, c’est le pays d’origine qui constitue, toutes choses égales par ailleurs, l’un des critères les plus significatifs des avis pris par la Commission de révision des naturalisations. S’agissant du lieu de naissance, les chefs de ménage naturalisés qui sont nés en Asie mineure ont 60 fois moins de chances d’obtenir le maintien que ceux qui sont nés en Italie (situation de référence) et les originaires d’Europe de l’Est ont 17 fois moins de chances de l’obtenir, toutes choses égales par ailleurs. La discrimination à l’égard de ces deux origines apparaît ici très clairement : elles sont utilisées, comme on l’a vu, comme des indicateurs pour repérer d’une part les Juifs de Constantinople, d’autre part les Juifs d’Europe de l’Est. En revanche, ceux qui sont nés en France ont trois fois plus de chances d’être maintenus dans la nationalité (ce dernier coefficient étant toutefois significatif au seuil de 10 % seulement). Le raisonnement s’effectuant sur les chefs de ménage, il s’agit essentiellement de femmes ayant réintégré la nationalité française suite à leur mariage avec des étrangers avant 1927.

Dans ce cadre, l’effet lié au « statut matrimonial » est également tout à fait intéressant car il atteste de l’importance des normes familiales dans les pratiques de dénaturalisations et plus précisément de la valeur accordée à la conjugalité. On observe ainsi que, toutes choses égales par ailleurs, les personnes vivant seules ont deux fois moins de chances d’obtenir une décision de maintien que les personnes mariées. Suspicion et stigmatisation visent les célibataires, quelque soit leur sexe.

Plus surprenant est le troisième effet qui apparait dans le modèle : la personne du rapporteur. Certes, l’examen des coefficients estimés n’est pas très évocateur, en raison du nombre important de modalités de la variable, qui contribue à diluer l’effet global. Mais le modèle permet de distinguer deux juges « cléments » et un juge « sévère ». Par rapport à Henri Berthelemot (pris comme situation de référence parce que sur ses décisions, il a rendu deux tiers d’avis de maintien, soit la même proportion que dans la moyenne totale de l’échantillon), deux rapporteurs se distinguent par une véritable aménité dans leur activité, rendant significativement plus de décisions de maintien, toutes choses égales par ailleurs : Pierre Sire a rendu 90 % de décisions de maintien et les dossiers qu’il examine ont, toutes choses égales par ailleurs, 15 fois plus de chances de faire l’objet d’un avis de maintien que les dossiers instruits par Berthelemot. Le deuxième juge qui se distingue est Albert Vielledent qui a rendu 93 % d’avis de maintien, soit toutes choses égales par ailleurs, 8 fois plus que Berthelemot. A l’opposé, Moussard a rendu seulement 23 % de décisions de maintien, soit toutes choses égales par ailleurs, 13 fois moins souvent que Berthelemot. On ne peut pas conclure toutefois que l’effet du rapporteur se réduit à ces trois rapporteurs-là. L’effet est plus général que cela et les individualités des rapporteurs, prises dans leur ensemble, jouent un rôle significatif. Ainsi, lorsqu’on introduit dans le modèle la date d’arrivée dans la Commission des rapporteurs, elle ne produit pas d’effet propre significatif. Néanmoins, quelles sont les propriétés qui permettent de caractériser les trois juges dont les comportements se différencient, si nettement, lors de l’instruction des dossiers ? Lisez donc les pages de Dénaturalisés. Les retraits de nationalité sous Vichy pour la réponse !

Publié le 12 juillet 2022, mis a jour le jeudi 22 septembre 2022

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